Pour un dirigeant, un cadre, l’innovation apparaît comme une solution à la nécessaire optimisation de l’organisation. Nos institutions sociales ou médicosociales en ont besoin : Il s’agit souvent de faire mieux avec moins. Elles visent « l’amélioration continue de la qualité des prestations » offertes à leurs bénéficiaires.
Mais l’innovation ne se décrète pas.
Bien qu’en position de pouvoir, les cadres, n’ont pas celui de prescrire le changement.
L’innovation est le résultat de processus complexes mettant au travail les rapports sociaux des acteurs de l’organisation.
On pourrait parler de véritable dramaturgie qui conduit les acteurs à jouer des rôles selon une répartition souvent pleine d’imprévus entre ceux qui tiennent les rôles d’ «innovateurs » et ceux qui tiennent les rôles de «résistants aux changements ».
Le changement peut être décrit comme un processus en quatre étapes sans que l’on soit assuré que ces étapes s’articuleront entre elles pour asseoir une place à l’innovation dans une organisation réaménagée :
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Tout d’abord l’innovation se présente comme le produit d’une certaine déviance qui pour introduire du changement ne peut être que temporaire et limitée. En effet, elle ne trouvera sa légitimité, son succès que dans la mesure où elle saura se réclamer du sens, du projet qu’énonce l’entreprise. L’écart proclamé ou revendiqué ne peut être entendu que s’il peut s’articuler avec le « roman institutionnel ». Alors, en infléchissant sa contribution, en la régénérant sous des formes devenues admissibles, l’« innovateur » pourra effectivement contribuer à l’avènement de changements.
Mais nous restons souvent dans une longue phase de déséquilibre plus ou moins importante. De fortes tensions sont toujours susceptibles d’apparaître.
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Par la suite en effet, un long processus d’institutionnalisation est en cours. Le temps d’appropriation, d’apprentissage des acteurs est nécessaire. Il suit son propre rythme qui peut être remis en cause de manière intempestive par les évènements, les décisions des dirigeants. De même, des tentatives de régulation insuffisamment globales, trop sectorielles retardent l’issue de ce processus de reconfiguration de l’organisation.
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Puis les acteurs1 se mobilisent alors par la mise en œuvre de liens « réciprocitaires ». Le tumulte s’apaise en fonction de leur participation à la régulation de l’ensemble. Recourront à Marcel Mauss : il s’agit de donner, recevoir, rendre… construire un lien social, coopérer, être en réciprocité et donc participer à une conception commune du travail, un engagement hors règlement, socio professionnel. Il s’agit donc de se constituer une base culturelle commune.
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Ces liens « du don et du contre don » insufflent le dynamisme nécessaire à la mise en œuvre de la compétence2.La « compétence » doit être comprise ici comme une aptitude à traiter efficacement des tâches dans un univers social et organisationnel déterminé. Elle ne consiste pas seulement à réaliser le travail mais aussi à s’investir personnellement pour l’élaborer préalablement. C’est ce qui permet aux acteurs d’adapter la commande (travail prescrit) en la réélaborant en travail adapté à l’univers organisationnel et technique (travail réel).
Durant le déroulement de ce processus, en effet, l’investissement psychique de la personne, du sujet acteur-en-relation, inscrit dans une organisation, est souvent mis à rude épreuve.
Les enjeux identitaires mobilisent l’énergie psychique : « il s’agit de ce que l’on est pour soi et pour les autres ». L’innovation peut avoir un effet pathogène sur les identités. Pendant son installation, elle peut provoquer des ruptures dans les liens de confiance, dans les cadres normatifs, une crise du sens de l’action …
Les acteurs peuvent aussi (ou à nouveau) se désengager. C’est du fait de cet investissement personnel, trop souvent sollicité, que l’acteur autrefois innovateur et ceux qui commençaient à le suivre peuvent prendre de la distance, se préserver, se désengager. On assiste alors à des positions de retrait d’un acteur agissant seulement « pour la forme », s’économisant et minimisant ses engagements et ses investissements.
De même, les outils de la gouvernance sont réinterrogés : Les frontières sont –elles suffisamment claires entre les niveaux hiérarchiques ? L’énoncé des missions et des rôles est-il en débat ? La posture choisie est-elle en adéquation avec le rôle confié ? …
Alors, le cadre s’interroge : comment garder une mobilisation des acteurs, préserver leurs capacités à s’approprier du nouveau, maintenir un sens critique, un intérêt heuristique ?
Ou bien
Comment susciter du changement en aménageant la confrontation à d’autres références professionnelles, à des redistributions du pouvoir dans l’organisation.
Ou bien encore,
L’innovation ne se prescrit pas. Alors, comment ne pas confondre innovation créatrice et changement normatif ? Sans les acteurs de terrain, pas de mobilisation pour garder la capacité à vivre collectivement, à réélaborer du sens dans les périodes d’incertitude.
Les cadres font des tentatives pour répondre à ces questions. L’analyse de leurs pratiques dans un cadre de coopération les soutiendra dans leur rôle. Par la mutualisation, l’analyse de la pratique concourt à l’enrichissement des compétences, conforte le sentiment d’appartenance et renforce l’identité professionnelle. Elle réduit le sentiment de souffrance au travail et libère l’énergie pour oser l’innovation ordinaire3.
Patrice CHATEAUGIRON
Consultant –formateur
1 Par exemple des régulations autonomes de groupes métiers, des régulations d’évaluation et de contrôle par des intervenants extérieurs ou bien des régulations conjointes telles que des négociations institutionnelles entre syndicats et directions de l’entreprise.
2 La « compétence » comme une aptitude à traiter efficacement des tâches dans un univers social et organisationnel déterminé. Elle ne consiste pas seulement à réaliser le travail mais aussi à l’élaborer préalablement. Ce qui permet aux acteurs d’adapter la commande (travail prescrit) en le réélaborant en travail adapté à l’univers organisationnel et technique (travail réel)
3 Selon Norbert Alter « L’innovation Ordinaire » PUF Sociologies 2000